Lisez la nouvelle de Luna Pastor
- Journal New Days

- 17 avr. 2023
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 juin 2023
Le traître de Nantes
L'homme se noya finalement. Il se débattit comme les autres. C'était commun. Quelques borborygmes furent bientôt emportés au fond du fleuve en même temps que ce corps qui disparaissait entre les eaux sombres. Lorsque ses saints vêtements lui avaient été retirés, non sans l'habituelle brusquerie de celui qui les méprisait ouvertement, le malheureux gémissait terriblement. Il avait pleuré de bonnes grosses larmes salées, qui ne le ridiculisèrent que davantage. Le prêtre, désormais plus qu'un morceau de chair glacée au fond de la Loire, avait bien perdu de sa superbe, dénudé tel un nourrisson et gémissant tout autant. Le général Carrier, le menton fièrement dressé, n'en perdait pas une miette. Après tout, n'était-ce pas lui, l'instigateur de ce massacre si merveilleusement exécuté? Il aurait été d'une incroyable indécence de ne pas se réjouir de cette tournure bienvenue. La gabare coule, la République rit. Une justice comme on n'en avait jamais faite auparavant ! Le sang des traîtres à la France avait déjà coulé, parsemant leurs hideuses vestes de brocard, leurs culottes courtes et leurs ridicules postiches blancs. Les nobles, femmes, hommes ou enfants, devaient périr aussi grossièrement, cela était dit, et aussi rapidement. La lune claire scintilla dans la nuit et en écarta les ombres quelques instants. Je détournai finalement le regard des eaux et orienta mes pensées vers ma femme, poupée de porcelaine bien républicaine comme on les aime. Elle devait décidément dormir paisiblement, sachant que son mari rétablissait l'ordre de sa chère France, la nuit du 26 brumaire de l'an II.
Lorsque la nouvelle me parvint, la colère s'empara de moi. Je savais pertinemment, autant que les républicains du Comité révolutionnaire de Nantes, que les Vendéens n'étaient pas prêts d'abandonner. Ces traîtres avaient atteint les portes de la ville au début du mois Messidor de l'an I et avaient bien failli nous la ravir, bien qu'heureusement pour nous, leur entreprise fût un échec. Cependant, cela n'était pas une raison pour s'en croire débarrassés. Quelques jours après la première noyade de masse, on vint m'annoncer qu'une rumeur circulait. Certains Vendéens avaient reçu des informations concernant le général Carrier, provenant de la ville-même. J'avais bien une idée en tête, et une des plus logiques. Bien que nous eussions tant bien que mal débarrassé la ville de ses impuretés, il n'était pas impossible que certaines crapules nous eussent échappé. Après quelques reconsidérations, je revêtis mon rôle de soldat avec fierté. Le compagnon, un des hommes de main du général, me confia avec plaisir l'entreprise de retrouver le traître à la Nation. Si cette tâche pouvait l'ennuyer, lui qui préférait jouir de la vue des fameux mariages républicains, elle ne pouvait m'emplir de plus d'ambition. Du haut de mes trente-cinq années, il n'y avait pas plus gratifiant que de tenir tout contre sa lame un des Français de la pire espèce.
Le lendemain, vêtu de mon habit bleu, mieux chaussé et déterminé que jamais, je n'hésitais pas à m'aventurer dans les rues de la ville. Depuis la venue du général Carrier, entraînant dans son sillon un tourbillon de sang, il régnait dans Nantes une sorte d'orage silencieux mais permanent. Un crépitement dans l'air, bien audible parmi le brouhaha constant de la vie. Il ne s'en allait jamais, ce crépitement. Était-ce la peur ? L'impuissance de voir ces vies s'éteindre comme tant de flammes ? Maintenant que mon esprit était en pleine réflexion, je remarquais que ce brouhaha était plutôt silencieux... « Mais soyez donc rassurés, chers Français ! »Aurais-je voulu scander. « Il suffit simplement de ne pas balancer
sur votre réponse, voilà tout. Si vous êtes si sincère, si votre amour de la République ne flanche pas, alors que votre vie soit longue et belle ! Le secret, c'est de ne pas hésiter, voilà tout. » A trop balancer, on perdait la tête...
M'arrêtant dans une petite boulangerie, le propriétaire me fit part de ce qu'il savait de ces fâcheuses rumeurs. Ainsi, il ne me dit rien.
Une cardeuse, à-demi dissimulée derrière le morceau de coton qu'elle s'efforçait de démêler, osait à peine confronter son regard au mien. La fille, vêtue d'une simplicité sans pareil avec sa robe grise et son petit tablier, n'eut rien de plus à m'apprendre.
Enfin, je me décidai à rencontrer le marchant d'étoffes. L'homme possédait un visage si ridé qu'il lui aurait été aisé de s'asseoir sur le sol, au milieu de la ribambelle de tissus qui le recouvrait, et de se laisser aller à une mort qui l'avait décidément oublié. Seuls ses yeux, noirs et vifs, rallumaient cette étincelle de vie propre à celui dont la dernière heure n'était pas encore venue. Et quelle étincelle ! Il me répondit, tout véhément qu'il était, que la France étant ce qu'elle était, il ne se lasserait jamais de l'aimer, sa France chérie, le berceau de son passé et de son futur.
– Car oui, mon soldat, je mourrai ici, et pour la France et sa République, je me tirerai une balle dans la tête !
Il en tremblait.
Finalement, il n'avait rien à me dire non plus quant au potentiel traître qui rôdait encore dans la ville, et je rentrais chez moi.
Bien que mon devoir m'appelât souvent à de multiples déplacements, nous partagions, avec ma femme, une petite maison proprette qui, certes ne faisait pas de jaloux, mais ne nous rendait pas honteux non plus. Elle était toujours bien contente de me revoir, et ma joie n'était jamais moins passionnée. Je ne lui racontais jamais mes journées en détails ( après tout, elle n'était pas moins sotte qu'une autre femme ). Ses parents, à la manière des miens, avaient fait fortune dans le textile. Notre mariage n'avait été rien de plus qu'une banale alliance. Il n'y avait pas grand chose d'autre à dire. Cependant, je ressentis ce jour-là le besoin de partager cette mission qui me tenait à cœur.
– L'as-tu trouvé, mon amour ? S'enquit-elle d'un air charmant.
– Non, pas encore.
Le jour suivant ne fut pas sans peine non plus. J'interrogeais encore quelques artisans et habitants de la ville, mais rien de ce qu'ils avaient, ou non, à me dire ne me satisfaisait.
– L'as-tu trouvé, mon amour ? S'enquit ma femme d'un air charmant le soir-même.
– Non, pas encore.
Le troisième jour, quelques soldats vinrent m'aborder dans les rues de Nantes. Je venais d'essuyer un autre échec, et n'avais pas vraiment l'humeur joyeuse.
– Tu sais, Thomas, on nous a aussi chargés de retrouver ce traître.
– Crois-nous, il ne va pas s'amuser longtemps lui !
Je m'éloignai rapidement, sans un regard pour eux. Il n'était pas question que cette satisfaction revint à d'autres.
– L'as-tu trouvé, mon amour ? S'enquit mon épouse le soir-même.
– Non, pas encore.
Le quatrième jour, une potentielle voie s'ouvrit à moi. Contrairement à ceux que j'avais visité les jours précédents, le teinturier eut la langue bien plus déliée. Ou peut-être avait-il les yeux bien trop ouverts, ce qui lui avait permis d'être témoin du même événement depuis deux mois.
– Chaque semaine, me raconta-t-il dans son atelier à l'odeur étouffante, un petit convoi sort de la ville. Rien d'extraordinaire, si vous voulez mon avis, juste quelques tissus pour lesquels madame la couturière a bonne réputation, même en dehors de la ville. On dit qu'une riche famille, bien républicaine comme il faut monsieur, comme je le suis monsieur, aurait demandé à la pauvre femme quantité de robes et d'habits. Quand on est aussi bien payés, on ne peut pas refuser ces heures de travail, monsieur, surtout avec les impôts pour financer la guerre. C'est difficile de nos jours, c'est difficile...
– Elle ne fait porter que des habits, vous êtes bien sûr de cela ?
– La malle est bien entendu vérifiée dès sa sortie de la ville, alors il ne doit pas y avoir de doute là-dessus.
Je remerciai l'homme pour ces informations. Surtout, je me remerciai pour l'idée qu'elles avaient fait naître. Elle n'était ni vraiment sensée, ni tout à fait sotte. En circonstance, c'était la seule que j'avais. M'étant renseigné de l'adresse de l'adroite couturière, ou de la basse traîtresse si mon raisonnement était bon, je ne perdis pas un instant. Si la femme tentait de s'échapper, la baïonnette présente à mes côtés conviendrait tout à fait pour l'en empêcher. Lorsque la femme ouvrit la porte, je n'eus plus aucun doute. Une si charmante créature était faite pour trahir. Néanmoins, cet emportement de l'âme n'était pas assez grande preuve pour lui trancher la tête. Je la priai de me laisser entrer. Elle n'y opposa par la moindre objection.
– Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle d'une voix perplexe.
– Montrez-moi vos ouvrages. On m'a dit que vous étiez douée.
Sans un mot, elle me tendit une robe-tunique blanche en cotonnade qui me sembla bien lourde une fois entre mes bras. J'en inspectais toutes les coutures et les replis, mais même les manches courtes n'avaient rien de suspect. Quelques courbes extravagantes venaient serpenter le long du dos de la robe. Autre évolution somme toute inutile. Après plusieurs minutes de silence uniquement perturbées par le froissement du tissu, la femme me jeta finalement un regard méfiant.
– Montrez-moi la malle dans laquelle vous transportez ces vêtements, ordonnai-je.
La couturière revint quelques instants plus tard, traînant derrière elle un coffre en bois qui, je ne mis pas longtemps à m'en assurer, était tout banal lui aussi.
Me maudissant pour cette pauvre idée, je quittai le logis de la femme. Elle poussa un soupir alors que le battant se refermait sur moi.
– L'as-tu trouvé mon amour ? Me demanda la délicieuse créature assise en face de moi.
– Non, pas encore.
Ce soir-là, j'étoffai quelque peu la maigre réponse dont ma femme se contentait depuis plusieurs jours.
– Je suis allé chez la couturière.
– Madame Margot ? Dit-elle en fronçant les sourcils.
– Oui, soupirai-je. Je m'étais faite l'idée surprenante que les habits qu'elle faisait porter
à une riche famille vivant hors de la ville avaient quelque chose de singulier. Mais ce n'était qu'une mauvaise idée.
La suite du repas se déroula silencieusement, comme à l'accoutumée. J'observais mon épouse à la dérobée. Elle mangeait doucement, ma femme. Elle était si douce, si gentille, que tout ce qu'elle faisait, elle l’exécutait paisiblement, tranquillement. Elle parlait doucement, cuisinait doucement, souriait doucement. Elle vivait doucement, ma petite femme. Elle s'installait près des enfants et leur parlait doucement. Elle leur cousait de jolis petits bonnets, ma femme. Elle aimait rencontrer ses amies, surtout Madame Margot. Un goût âcre inattendu remonta le long de ma gorge.
Je me levai. Renversai ma chaise. Ma douce, douce femme leva des yeux doux, si doux vers moi et tranquillement, habitée de cette grâce si simple, elle me regarda mourir, ma femme, cette douce traîtresse.
Il en fallait beaucoup, de la douceur, pour déposer de beaux habits dans la malle de son amie.
Il en fallait beaucoup, de la douceur, pour coudre ces mystérieuses arabesques qui n'étaient rien d'autre qu'un ingénieux message secret.
Il en fallait encore plus, de la douceur, pour verser l'exacte quantité de poison dans le verre de son mari


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